Rouge Adrien

Publié le par Catherine Le Guellaut

Pourquoi ? Pourquoi as-tu fait cela ? Je te parles, tu ne réponds pas. Je te parles, tu ne réponds pas. Adrien. Comment pourrais-tu, toi qui a préféré l'implacable vérité d'une bête humaine déchiqueteuse de rêves, monstre d'acier dévoreur de jeunesse, la trombe, le tonnerre, la foudre locomotive en plein coeur à l'éternelle incertitude de cornes pointées, poignards acérés fouillant la mouvance écarlate d'un drap de serge empesée ? Adrien, je te parle, tu ne réponds pas.

Assis côte à côte sur le même banc vert au métal perforé et froid, nous attendons le train qui nous ramène à la maison ; une semaine d'internat. Le sac à dos trop plein entre les jambes, nous chevauchons déjà, les toros soulèvent sur leur passage échevelé un nuage de poussière sauvage, bousculent au passage un firmament d'étoiles et nos coeurs chavirés ivres de vent. Demain à l'aurore, nous irons fiers, heureux et bavards, le capote sous le bras, l'âme lumineuse de légèreté, l'oeil étoilé d'espoirs et aux lèvres l'innocence d'un sourire d'ange. Entre les quais, les rails brillent parfaitement huilés et lisses, traits de flèches fichées vers d'autres horizons qui transforment nos rêves en promesses, en triomphes ou en drames.

Bond météorite, choc mat, craquement des os. Arrête, arrête-toi ! Hurlement infini des freins de la machine emballée, fracas cadencés des roues, de la fonte, des chairs, rugissement des wagons qui filent, défilent, sifflent et broient, innombrables, trop nombreux. Arrête-toi, arrête-toi !
Au bord du quai, à genou éperdu, mes mains désarmées vides et lasses face à ton visage noirci sur le ballaste ensanglanté, les yeux écarquillés de stupeur, la bouche tordue du dernier sacrifice, je murmure des sanglots de cristal et de glace à ta tête détachée loin, Adrien, loin, si loin de ton corps déchiqueté.
Rouge sang, rouge terreur, un zéro vengeur griffé en haut ta dissertation et le mot “assassin“ souligné de haine pour tout commentaire. Rouge blessure béante, l'ombre sur ton visage crucifié, rouge corbeau, rouge plomb ton mur hérissé de silence et de gravité. Gris regrets, gris misère, gris chat de malheur, fallait-il que je sois aveugle, sourd, idiot ? Je te parle, tu ne réponds pas.
Tu ne réponds pas.

Le bois clair de ton cercueil injuste pèse d'absence et de chagrin, ravage le cou, l'épaule, mais qu'importe, je porterai ton ombre jusqu'au bout du monde. J'ai repris mon capote, amigo, le chemin de l'entraînement, de l'arène, du centre, retrouvé le goût de la sueur, des larmes, du sang. Dans le soleil mou de l'automne, torero inlassable danseur aux lenteurs samouraï, ta voix m'appelle dans un souffle, douce comme une promesse d'amour, je t'attends. Aux brumes de novembre, toro d'un jour aux épaules saillantes et luisantes, aux muscles fuselés de l'adolescence, tu charges bras tendus, cornes engagées, je te provoque, te captive, t'envourne. Je t'ai cherché chaque jour, toutes les nuits, je te cherche encore dans l'ombre brune de mon corps, longue silhouette de sable et de poussière aux rires de tourterelle, dans le regard des filles, dans le coeur de l'oeillet rouge délaissé à l'équilibre du vent sur les planches rougies de chagrin d'un burladero de campagne.

Je n'ai pas su regarder ni ta mère grise ardoise, blanche de craie crissant au tableau noir des questions laissées sans réponse, ni la mienne. Comment partager la mort avec celles qui donnent la vie ?

J'ai une trouille à effrayer les anges.
Le ciel est bleu profondément, sans nuage, l'air léger parfumé comme un sourire. Epée et muleta dans la main gauche, j'inaugure ma vie de matador de toros. Permets Adrien, permets que je t'offre la mort de ce toro, de cette noire locomotive fumante aux yeux cerclés de beige, la montera pointée à ton zenith dans la transparence de l'air. Pour toi je conduirai sa charge furieuse, modèlerai sa course en voies circulaires, sa respiration fauve sur mon visage, les filets de bave chaude sur mes mains, son l'haleine dans ma bouche porteront ton prénom.
Pourquoi ? Sans doute, ne me répondras-tu pas.
© CleG - 7 Octobre 2008
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Publié dans textes à lire

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